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L'histoire des Jacobacci commence au début du siècle, à Catane en Sicile, quand le grand-père
tailleur de vis "sans fins" en bois dur, décide de construire des mandolines et des banjos pour
mieux gagner sa vie. Son fils Vincent, militant antifasciste, émigre en France dans les années
vingt. Il devient un proche de Maccaferri et l'aide à la fabrication de guitares.
C'est l'époque des chanteurs de rues, qui avaient besoin d'un instrument qui "claque".
Une guitare, tu ne l'entendais pas. La mode étant aux bajos-guitares et
banjos-mandolines, une fonderie voisine leur fabriqua le cerclage permettant de tendre la peau
sur un fût en laiton. Des banjos, j'en ai fait chez mon père jusque dans les années 60, dit
Roger Jacobacci. L'atelier familial verra passer des ouvriers comme Pappalardo, Buccolo et Di Mauro,
tous siciliens. Mon père avait une grosse clientèle. Il a eu jusqu'à trois ateliers. Deux
dans Paris : un situé rue de Ménilmontant, l'autre rue Duris. Le troisième étant installé à
Bruxelles. Avant et après-guerre, il fournissait tout le Benelux. Et aussi toute l'Afrique du Nord.
Il a eu jusqu'à douze ouvriers dont certains emballaient des instruments du matin au soir.
Je me souviens de caisses d'emballage pour 100 banjos. Il fournissait les grands magasins
parisiens dont certains lui prenaient 3000 instruments par an, mais il n'est pas devenu riche
pour autant. Dans les années 30, il faisait une guitare dite espagnole pour 120 FF (= 720 FB = 20$US),
ce qui représentait à peine le prix des matériaux. On la retrouvait en vitrine chez les
revendeurs à trois fois son prix !
En 1952, deux enfants de Vincent (il en a eu 12), André et Roger, font un tour d'Europe afin de
démarcher la clientèle. C'est à cette occasion que j'ai vu mes premières guitares électriques
Sunburst. En rentrant à Paris, mon frère et moi nous nous sommes dit : c'est ça qu'il faut faire.
Ils en parlent à leur père, décident de s'équiper en conséquence et même de se faire fabriquer
des micros, lesquels seront baptisés Stevenson pour faire plus anglais !
En 1956, M. Ardorell, propriétaire du magasin Major Conn à Pigalle, propose à la famille
Jacobacci de travailler pour lui : "Je prends tout ce que vous fabriquerez !". Nous faisions déjà
des guitares jazz à petite bouche "à la Selmer", d'autres avec des ouïes, dans le lignée Favino
père, et c'est Hervé Bramer qui en réalisera désormais l'électronique.
Les fameuses Royale, la Super de Luxe, la Super Star et la Soliste déjà inscrites au catalogue
depuis plusieurs années en version acoustique, seront donc équipées de micros R.V. plutard
rebaptisés Stevens (va donc savoir pourquoi !). La Royale était construite en érable tigré,
le chevalet étant en palissandre et le cordier "brasé maison".
En 1959, en pleine période yé-yé, débute la production de la Ohio. Encore un nom à consonnance anglaise.
Quand je pense qu'on les vendais 100 FF (= 600 FB = 17$US) et qu'elles sont très recherchées aujourd'hui !
C'était vraiment un modèle ordinaire. Celles des Chaussettes Noires étaient bleues et comme
les Chats Sauvages ne voulaient pas les mêmes, nous avons créé les Texas, modèle inspiré
de la Gibson Les Paul, dont les dernières seront pailletées.
L'aventure Major Conn durera douze ans. Vincent Jacobacci n'étant pas très fort en comptabilité,
l'affaire décline. La rupture a eu lieu en 1964 quand la famille demande à être mieux rémunérée.
C'est alors que le nom de Jacobacci va enfin se faire connaître, car auparavant on faisait
tout pour faire croire que nos guitares venaient de l'étranger.
C'est en 1964 que j'ai commencé à faire des instruments pour Sacha Distel et les Guitars
Unlimited. C'est d'ailleurs lui qui m'a dit de ne pas savoir honte de mon nom et donc dédormais
d'en signer mes guitares.
Ayant racheter la majorité des parts, les deux fils prirent pour objectifs de diminuer la
production et d'assurer un véritable service après-vente. Nous sortions d'une période
où nous produisions 500 guitares par an ! Nous travaillions de 7 heures du matin à 7 heures du
soir. Une pause d'une demi-heure pour la gamelle. On n'a jamais su ce que c'étaient les
vacances ! Nous étions les plus mal lotis des ouvriers de mon père. On restait le soir
pour rectifier le travail de certain d'entre-eux, car il n'osait pas le leur demander.
Certaines guitares deces années-là sont équipées d'un manche en métal dont le brevet avait été
déposé en 1958. C'était de l'aluminium trempé sur lequel la touche - en bois - était fixée avec
une colle spéciale réalisée par Saint-Gobain, qui passait au four selon une technique
précise n'altérant pas la qualité du bois.
Du bois précieux, voici enfin le temps béni où Roger peut s'en offrir. Un tronc entier de
palissandre de Rio à 2 FF (= 12FB = 0.35$US) le kilo. Cent fois moins cher qu'aujourd'hui,
le plus beau que j'ai eu de ma vie ! Le bois s'achète alors au mètre cube et fini de sécher
dans l'atelier. Quand il entrait chez nous, il était déjà vieux de trente ans.
Dans les années 70, les deux frères produisent environ 150 guitares par an. C'est l'époque où
les musiciens se font fabriquer du sur mesure, les "Jaco" seront d'ailleurs à peu près les seuls
à le faire pendant une décénnie. Et tous les grands du métier joueront "Jacobacci", de
Slim Pezin à Sylvin Marc et jusqu'à Janik Top et Berbard Paganotti, ce cernier créant
même sous la marque Jacobacci des modèles de basse uniques au dessin très personnel.
Pour Pierre Calluz, il sortira même de l'atelier des guitares à sept cordes équipées de chevalets
réglables type Gibson, retaillés à la main. Produire moins permet aux deux frères de réaliser
de meilleurs instruments. Beaux, sobres et bien reglés. Pour le vernis, ils seront
fidèles au cellulosique : au microscope, tu peux voir qu'il est poreux, ça respire alors
que le polyester bloque tout. Pour l'armature du manche, Roger fabrique lui-même depuis
1963 ses barres de renfort à partir d'une tige d'acier de 5 mm filetée par ses soins.
Les micros qui équipent les instruments depuis lors sont des Benedetti. Michel est venu
nous rendre visite à l'atelier. Nous avons trouvé ses micros excellents, très purs. Il nous
a fourni jusqu'à 50 pièces par mois.
J'ai commencé en novembre 1944, j'ai travaillé 50 ans et j'ai le plaisir de me dire que j'ai des
tas d'amis, des musiciens de toutes sortes, certains même avec des cheveux verts ! Désormais je veux
voir le monde. J'ai eu la chance de diriger un stage à Madagascar et j'ai vu des gens jouer
sur nos guitares. Ca compense pour les fois où on a dansé autour du buffet quand à la fin
du mois, il n'y avait plus d'argent pour acheter à manger.
Je souhaite bon courage aux luthiers français. Sur le globe, la France est un petit pays.
Il faut jouer la carte de l'artisanat. Nos jeunes luthiers sont très bons.